Scriptendo
Éditions musicales & Arrangements

(va travailler ton)

...PIANO !

Le site de la classe de piano de l'école de musique intercommunale Sèvre & Loire

💬 Histoires musicales

🔊 À écouter en lisant :
Louange à l'éternité de Jésus (5ème mouvement)

Le Quatuor pour la fin du temps

Photo du Stalag VIII-A

Après l'invasion allemande de la France en mai et juin 1940, et la débâcle française qui s'en est suivie, des dizaines de milliers de prisonniers de guerre sont emmenés dans différents camps nazis : les Stalags sont destinés à maintenir en captivité les prisonniers militaires, n'étant en théorie pas des officiers. L'un de ces camps, le Stalag VIII-A, situé à Görlitz en Silésie (actuelle Allemagne, mais situé en Pologne en 1940), accueille une très large majorité de français, ainsi qu'un nombre important de belges et de yougoslaves. Près de 30.000 prisonniers survivent là, dans des conditions de détention extrêmement difficiles : nourriture chiche et très mauvaise (soupe maigre, rutabaga, quelques grammes de pain et de margarine), travaux pénibles supervisés par des SS fanatiques (corvées répétées, déchargement de charbon, travaux dans les champs), infestations de vermines et maladies mortelles… Les prisonniers russes, quant à eux, ne bénéficient pas de la convention de Genève : leurs conditions sont encore plus dures, leur sort est bien souvent funeste, et leurs dépouilles finissent ensevelies dans des fosses communes.

Parmi tous ces prisonniers du Stalag VIII-A se trouve un certain Olivier Messiaen, musicien et compositeur français alors âgé de 32 ans. Organiste de talent, il a suivi des études au conservatoire de Paris dès l'âge de 11 ans auprès des plus grands, notamment Marcel Dupré et Paul Dukas. Olivier Messiaen est très croyant, et obsédé par les concepts d'éternité, d'immobilité, de temps et d'infini. Il voue également une grande passion à la nature et en particulier les chants d'oiseaux, dont il a fait des cahiers entiers de recueils, notant sur partition les mélodies qu'il entend dans les arbres… Son obsession pour l'éternité le conduit à des procédés d'écriture musicale très particuliers, utilisant notamment les "modes à transpositions limitées", des modes musicaux dont la construction même fait qu'il est difficile de définir où ils commencent, et où ils finissent[1]. C'est dans ces conditions qu'Olivier Messiaen écrit le Quatuor pour la fin du temps, inspiré par une citation de l'Apocalypse de Saint-Jean :

Olivier Messiaen en 1935, et affiche de la toute première représentation

Je vis un ange plein de force, descendant du ciel, revêtu d'une nuée, ayant un arc-en-ciel sur la tête. Son visage était comme le soleil, ses pieds comme des colonnes de feu. Il posa son pied droit sur la mer et son pied gauche sur la terre, il leva la main vers le Ciel et jura par Celui qui vit dans les siècles, disant : « Il n'y aura plus de temps. Mais au jour de la trompette du septième ange, le mystère de Dieu se consommera. »

Un officier allemand donne à Messiaen du papier à musique et quelques crayons, et dans le froid et les privations il compose, selon les instruments dont il peut disposer : avec lui sont effectivement détenus le clarinettiste Henri Akoka, le violoniste Jean le Boulaire et le célèbre violoncelliste Etienne Pasquier. Messiaen étant organiste et pianiste, il écrit donc pour piano, violoncelle, violon et clarinette.

Le 15 janvier 1941, quelques semaines avant la libération du compositeur, les officiers allemands décident que l'oeuvre doit être jouée devant les prisonniers : on réunit près de 400 personnes dans un bloc, dans un froid glacial. Les touches du piano de Messiaen ne veulent pas se relever après qu'on les ait enfoncées, une des clefs de la clarinette d'Akoka a fondu près d'un poêle, et le violoncelle de Pasquier n'a que trois cordes. Longtemps après, Messiaen dira que bien que la représentation ait été "horrible", ce fut un des plus beaux concerts de toute son existence…


1. L'un de ces modes à transpositions limitées (le deuxième en l'occurrence) est surnommé "Mode Bertha". Il est construit comme suit : 1/2 ton, 1 ton, 1/2 ton, 1 ton, etc., et tire son surnom de l'analogie avec le canon allemand "Grosse Bertha" de la première guerre mondiale, qui pouvait tirer pendant 1 heure, puis devait refroidir pendant 1/2 heure.